Liberté des Anciens et liberté des Modernes selon Benjamin Constant (1819)
Intro :
Depuis le XVIIIe siècle, l’image des sociétés antiques tient une place importante dans les idées politiques émises par les philosophes tels que Rousseau qui voit dans la Cité antique non seulement une organisation de la société meilleure que celle de son temps, mais un véritable âge d'or. De même, dans son ouvrage de 1791, De l’Esprit des lois, Montesquieu, consacre plusieurs chapitres à ces sociétés ( Rome, Sparte, Athènes). Quelques décennies plus tard, Benjamin Constant effectue lui aussi une comparaison entre ces sociétés et celle de son temps.
Benjamin Constant est né à Lausanne en 1767, dans une famille protestante. Orphelin de mère, il vécu une enfance mouvementée et devint en 1783 étudiant à l’université d’Edimbourg, dés 1785, il commença un ouvrage sur le religions qui l’occupa toute sa vie. Deux ans plus tard il revint sur le continent, et en 1794 il rencontra Mme de Staël, qui l’influença fortement. En 1799, Sieyès le fit entrer au Tribunat, malgré l’opposition de Bonaparte, il y apparu comme leader de l’opposition libérale, ce qui lui valu d’être éliminé du Tribunat en 1802. Durant la période de l’Empire (1804-1814), il rédigea une grande partie de son œuvre littéraire, à traves l’Europe, ainsi que plusieurs écrits politiques (1806 : Principes de politique ; 1813 : De l’esprit de conquête et de l’usurpation ; 1814 : textes sur la liberté de la presse). Durant l’épisode des Cents Jours (mars-juin 1815), il rédigea l’Acte additionnel à la Constitution (surnommée la Benjamine), et fut nommé au Conseil d’Etat. A partir de cet épisode, il rédigea et publia de nombreux écrits politiques, et à partir de 1819, il est élu député. A la suite de la révolution de juillet (1830), il soutint le nouveau roi Louis -Philippe, mais il mourut le 8 décembre de cette même année.
Durant ces années d’intense activité politique, il donna des discours à l’Athénée royal de Paris, qui était une société d’enseignement libre à destination du grand public, héritière du Lycée républicain. C’est là qu’il prononça son discours de 1819, où il opère une distinction entre la liberté des Modernes et celle des Anciens. Cependant, ce discours semble n’être qu’une reprise d’idées déjà arrêtées et muries par Benjamin Constant en 1819, puisqu’on trouvait cette distinction dans Principe de politique qui fut publié en 1815, mais était déjà rédigé en 1806!
Les idées que Benjamin Constant expose dans ce discours, ont donc étaient pensées dans un contexte où la France vivait une époque troublée : depuis 1789, la France avait connu 6 « constitutions », et 5 régimes politiques (monarchie constitutionnelle, République, Directoire, Consulat (puis à vie), et l’Empire ; il ne faut pas oublier l’épisode de la Terreur, qui a constitué un traumatisme. En 1819, (en 13ans), deux autres textes constitutionnels, avaient vu le jour (Charte 1814 = Restauration (en application après les Cents jours) et Acte additionnel 1815). Les débats quand à la meilleure forme de gouvernement étaient donc toujours d’actualité, c’est pourquoi dans ce discours, Benjamin Contant s’applique à souligner les problème des schémas politiques établis à contre temps, à partir de ceux de l’Antiquité.
Le texte que nous allons étudier est un extrait de ce discours, qui se place au début de la démonstration de Constant, à la suite de cet extrait, il tire les conséquences de la distinction qu’il met en exergue.
La construction de l’extrait du discours reflète la comparaison de deux conceptions de la liberté : celle des Modernes (l. 1 à 13) et celle des Anciens (l. 14 à 28), enfin il montre que l’une et l’autre son diamétralement opposées.
A la lumière de ce discours, on peut se demander quel est la conception de la société libérale de Benjamin Constant ; pour étudier cette question nous verrons d’abord quelle place l’individu occupe dans la société, puis nous verrons que les conceptions de la participations diffèrent selon ces deux modèles.
I. Le positionnement de l’individu dans la société.A. Les sociétés modernes : l' « époque des individus ».
Ce rôle nouveau de la personne, parait si essentiel à Constant que, quand il cherche un nom approprié aux temps Modernes, il les désigne comme « l’époque des individus » (Histoire abrégée de l’égalité).
Dans cet extrait, Benjamin Constant commence par s’interroger sur la conception de la liberté que pouvait avoir « un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis de l’Amérique » (l.1) ; de cette manière, il définit ce qu’il entend par « les modernes » (l. 35), ce sont donc les sociétés où les droits et libertés des individus sont garantis par des déclarations de Droits : pour les Etats Unis le Bill of Rights de 1789 (en application en 1791) ; pour l’Angleterre il s’agit du Bill of Rights de 1689 ; et pour la France, il s’agit de la DDHC de 1789.
De la ligne 3 à 5, il énumère des droits de l’individu contre l’arbitraire ainsi « C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou plusieurs individus. » L’idée de « volonté arbitraire d’un ou plusieurs » est une mise en cause des régimes monarchiques et oligarchiques, mais peut peut-être aussi faire référence à des évènements qui lui sont plus proches et mettre en cause la démocratie : ainsi, pour Constant, il faut préciser des limites à la souveraineté. Par exemple, le régime issu de la RF était bien démocratique en ce qu’il procédait de la souveraineté du peuple ; pourtant c’est aussi un régime qui peut devenir despotique, comme l’a montré la Terreur.
Mais la liberté Moderne selon Constant comprend aussi des droits privés qu’il développe l. 5 à 10 : ces derniers recouvrent la liberté d’actions, de convictions, d’expression. Ces libertés figuraient déjà dans sa définition de la liberté individuelle en 1806 (Principes : « la liberté n’est autre chose que ce que les individus ont le droit de faire, et que la société n’a pas le droit d’empêcher »). Certains de ces droits permettent de mieux appréhender le libéralisme de l’auteur : par exemple le droit « de disposer de sa propriété, d’en abuser même » (l.6). Ce droit peut être perçu comme une protection de la liberté individuelle, il était assuré par des statuts juridiques (Fr DDHC art17). C’est une liberté en ce sens qu’il permet d’exercer sa liberté. Ce pendant, pour Constant, ce n’est pas comme pour Locke par exemple un droit naturel, il constitue surtout un rempart contre les empiètements de la sphère publique (société politique) sur la sphère privée (société civile).
Le droit de « choisir son industrie et de l’exercer » (l.5-6), est le seul à avoir était rajouté par l’auteur par rapport à son texte de 1806, il fait ici référence au travail du producteur, en effet, à ce moment, Constant pense que l’activité de production mérite des égards car elle appartient en propre à l’individu, par opposition aux biens transmis par héritage ( « la propriété est la valeur de la chose; l’industrie est la valeur de l’homme »).
On voit donc que selon Constant, l’individu, avec ses libertés et ses droits, est au centre de la société moderne, il n’est pas qu’une partie d’un tout, mais une entité à part entière.
B. Les sociétés anciennes : l‘individu soumis à la société.
Pour Benjamin Constant, dans les sociétés anciennes, l’individu est « circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements » (l.31), il fait ici références aux pressions sociales et à l’exiguïté dans lequel l’individu est confiné. Ceci s’explique par le fait que dans ces sociétés, le citoyen était subordonné à la cité comme le montre le vocabulaire utilisé par Benjamin Constant « assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble» (l.20) et « l’individu […] est esclave dans tous ses rapports privés » (l.30). Pour lui, c’est l’absence de droits individuels qui caractérise les sociétés anciennes.
De la l.22 à 24, il précise que « Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion », quant aux causes de cette absence, on peut d’abord supposer que les Anciens n’avaient pas connaissance de ces droits individuels. Ici, Constant reprend une idée de N. Condorcet (1743-94), philosophe, homme politique et mathématicien français, il écrivait que « Les anciens n’avaient aucune notion de ce genre de liberté […]. Ils auraient voulu ne laisser aux hommes que les idées, que les sentiments qui entraient dans le système du législateur ».
Dans ces sociétés, la distinction qu’opère Constant entre liberté civile et liberté politique n’existait pas, de sorte que tout, ou presque, était politique. L’absence de droits individuels était donc surtout le résultat de l’organisation de la cité, davantage que une restriction de la part des pouvoirs.
Si rien n’est accordé à l’individu « sous le rapport des opinions » (l.23), c’est parce que les votent étaient (sauf pour l’ostracisme) à main levée, ce qui poussait au conformisme. En revanche, pour ce qui est « de l’industrie » (l.23), si en Lacédémone ce genre d’activité était interdite à tout citoyen, à Athènes, le politique ne gérait pas toujours le commerce qui était le plus souvent laissé aux métèques, cependant, ces tâches restaient « infamantes ».
Cela étant, cette absence de libertés individuelles n’était pas perçue comme un manque par la Ancien, (contrairement au jugement que Constant semble porter), car dans leur vision de la société, tout ce qui pouvait avoir un intérêt pour le citoyen s’inscrivait dans la sphère civique. Ainsi, le développement de Constant sur « la religion »(l.24), concernant la « faculté de choisir son culte » (l.25) s’applique bien aux sociétés anciennes puisque la religion y était « civique », les citoyens étaient tenus d’assister aux cérémonies qui tenaient une place prépondérante dans la vie de la Cité.
Ainsi quand Constant affirme que « Les lois règlent les moeurs, et comme les moeurs tiennent à tout, il n’y a rien que les lois ne règlent."
(l. 27-28), on peut le comprendre en admettant que dans les sociétés antiques la distinction entre les deux sphères n’existe pas.
donc dans ces sociétés, l’individu était fondu dans le corps social, l’individualité du citoyen n’était même pas une notion connue à l’époque, voilà une des raisons pour lesquelles Constant réfute ce modèle pour les sociétés modernes où l’individu « s’est émancipé ». Cependant, dans les sociétés antiques, il y avait bien des libertés, elles venaient de la participation au pouvoir politique.
II. La participation au pouvoir politique.
A. La condition de la liberté antique.
Benjamin commence par donner une définition de la liberté des anciens qui selon lui « consistait à exercer collectivement, mais directement plusieurs parties de la souveraineté toute entière » (l.14), la liberté du citoyen antique correspond donc à sa capacité à exercer le pouvoir.
Il défini ensuite quelques unes des libertés des citoyens antiques qui pouvaient :
« délibérer sur la place publique, de la guerre et de la paix [à conclure avec des étrangers des traités d‘alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion de magistrats, à les paraitre devant tout un peuple, à les mettre en accusation, à les absoudre. » (l. 15 à 18). On voit donc que la société investissait directement les pouvoirs au corps social, il s’agissait d’une démocratie directe où la souveraineté était exercée collectivement. Mais, cet état de fait dans les cités venaient des caractéristiques propres de la Cité : les populations y sont restreintes ; et de plus, le corps de citoyen n’était pas universel, ce statut n’était attribué qu‘aux hommes libres. Ainsi, en réalité seuls quelques milliers d’hommes exerçaient cette souveraineté. Ce corps social restreint permettait l’application du principe de démocratie directe et collective, (mais dans une acceptation réduite puisque corps des citoyens réduit.)
on voit donc la distinction que fait Constant entre l’individu « portion du corps collectif »(l. 32), qui alors peut, de concert avec les autres « portions » exercer sa souveraineté ; et l’individu « soumis au corps collectif », qui peut alors subir la souveraineté des autres.
La liberté des anciens peut s’apparenter à la « volonté générale » de Rousseau, qui émane de l’individu, mais lui est supérieur, car elle ne doit pas être la somme des intérêts particuliers, mais une sorte de consensus tendant toujours au bien commun. Chez Rousseau, on trouve l’articulation de cette pensée de l’opposition des anciens et des modernes, mais pas les termes. Les anciens sont pour lui, des citoyens (parties d’un tout) « unités fractionnaires »; et les modernes, deviennent dans le meilleur des cas, des hommes, donc chacun un individu, des « entiers absolus » (Emile, 1762).
Cette conception du modèle antique comme un idéal était reprise par des penseurs de la période moderne, qui imaginent un fonctionnement similaire ; pour eux, l’engagement en politique est une vertu des citoyens antiques (pas une nécessité). Constant veut prouver l’inapplicabilité de ce modèle dans les sociétés modernes
B. Un idéal inapplicable aux sociétés modernes.
Dans sa comparaison, Benjamin Constant défini la liberté politique pour les citoyens dans la société moderne, c’est donc « le droit pour chacun, d’influer sur l’administration du gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. » (l. 10-14). L’utilisation du verbe « influer » , par opposition à celui de « participer », qu’il utilise pour les Anciens, montre que l’ action des modernes en politique est indirecte. En effet, le citoyen moderne « perdu dans la multitude » ne peut exercer sa souveraineté de la même manière que le citoyen Ancien qui lui, est une partie d’un corps réduit. Dans les sociétés modernes, refondées par le phénomène révolutionnaires, le corps des citoyens est considérablement élargi par rapport à celui des sociétés antiques, ce qui ne permet plus l’exercice collectif de la souveraineté de manière directe.
L’auteur propose ensuite des moyens d’action et d’expression politique plus adaptés au contexte moderne, il affirme que cet exercice ne peut se faire que par l’intermédiaire de représentants. C’est pourquoi il soutient que le citoyen moderne n’est « souverain qu’en apparence » (l. 36) , que « sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue » (l.36-7). C’est selon lui, ici que réside l’erreur de Rousseau : le corps civique étant étendu, et les individus jouissant de libertés individuelles, le corps social devient hétérogène, « l’aliénation totale de chaque associé avec tout ses droits à toute la communauté » n’est pas jugé acceptable ; donc en pratique, la volonté générale est exercée par des représentants, soit quelques individus, alors tous les abus sont possibles (« quelques uns profitent exclusivement du sacrifice du reste »). C’est pour cela que Constant pense qu’une limite doit être dressée entre la vie privée d’un individu et la sphère de compétence civique.
Constant précise que « si à époques fixes, mais rares […], il exerce cette souveraineté, ce n’est jamais que pour l’abdiquer. » (l. 37-38), ainsi, il revient sur l’idée de représentation : les citoyens exercent leur liberté politique lors des scrutins, et de cette manière, ils transfèrent (momentanément) leur compétence politique à un ou plusieurs représentants.
Cependant, on a vu que Constant propose aussi des moyens d’interpellation du pouvoir par « des pétitions, des demandes » (l. 12), par conséquent, si l’individu cède une part de ses droits politique en se faisant représenter, il n’est pas totalement démuni face à son représentant, il lui reste des moyens d’influer sur le gouvernement, une parcelle de droits politiques.
Benjamin Constant explique ici pourquoi selon lui, le système ancien de démocratie directe ne peut plus être appliqué à la période moderne, il recommande donc un système d’exercice de la souveraineté représentatif, dans lequel l’individu garde des moyens d’expression directe.
Conclusion : En conclusion, dans ce discours, Benjamin Constant, défini les libertés politiques et individuelles des individus modernes, il fonde sa réflexion sur une comparaison avec celles des Anciens. L’auteur s’oppose ici à un retour à cet idéal antique mis en avant par certains penseurs, en démontrant que dans le contexte moderne, le retour est impossible. En revanche, il ne rejette pas l’idée antique selon laquelle chaque individu participe à la liberté politique, simplement il faut que cette liberté soit « en phase », combinée aux libertés individuelles modernes. Les libertés individuelles sont primordiales dans les sociétés modernes mais elles doivent être garanties par la liberté politique de chacun. Il accepte l’idée de séparation et d’équilibre des pouvoirs élaborée par Montesquieu, mais y ajoute un élément : en effet, si pour Montesquieu, il ne faut pas attribuer tout le pouvoir à une seule autorité (un seul ou plusieurs individus), Constant va plus loin, pour lui, il ne faut pas attribuer tout le pouvoir. Les libertés individuelles doivent être garanties, pour former un rempart face au pouvoir. Il dissocie donc la sphère publique sur laquelle la société exerce son contrôle et la sphère privée que l’individu gère lui-même (distinction inexistante chez les Anciens). De cette manière, il articule le principe démocratique de souveraineté du peuple, avec le principe libéral de limitation du pouvoir par la garantie des droits individuels : la souveraineté populaire doit être respectueuse des libertés individuelles dans le contexte moderne. C’est cette théorie qui en fait « un des Saints Pères de l’église libérales » (M. Gauchet), et « la plus haute autorité du libéralisme » (R. Rémond).
Cependant, dans l’histoire des lettres françaises, il n’occupe pas une place correspondant au prestige de ces « appellations », cet oubli relatif est peut être du au fait que sa pensée corresponde d’assez prés à nos démocraties actuelles, elle parait presque naturelle, ce qui rend difficile sa perception. Il se peut aussi cet oubli soit du à ce que l’auteur, engagé dans la vie politique de son temps a négligé la publication de ses écrits ( certains texte politiques fondamentaux ne verront le jour qu’en 1980 et 1991).
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